24 décembre 2013

Le Noël peu banal de la famille Mundane

Chers petits lecteurs adorés, puisque c'est Noël, je vous fait cadeau d'une autre de mes nouvelles. Alors, vous êtes contents ?
[silence]
Je vous emmerde.

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La famille Mundane (prononcé « Moune-danne », s'il-vous-plait, c'est danois) avait ceci de particulier qu'elle n'avait strictement rien de particulier, et ceci d'intéressant qu'à vrai dire elle n'était nullement intéressante. Pour vous donner une idée de l'absence totale de particularité et d'intérêt de la famille Mundane, considérez que si cette famille était un modèle de voiture, ce serait une Renault 4L. Si c'était une couleur, ce serait le gris pigeon. Si c'était un jeu de société, ce serait le morpion. Ils étaient si inintéressants qu'aucun épithète ne saurait les décrire avec précision. Ils avaient élevé l'art d'être banal au point que ce mot n'avait plus de sens. Voici pourtant l'histoire de comment cette famille eu un Noël qui mérite presque d'être conté.

Le père de famille, Gilbert Mundane, était âgé de 47 ans et entretenait, en plus d'une passion modérée pour la culture des pétunias, une moustache brune qui jurait très bien avec ses cheveux gris. Gilbert travaillait comme comptable (« pas expert-comptable, non, enfin, pas encore, mais qui sait, la vie c'est le changement, ho ho ho. ») dans une entreprise de fabrication de tubes métalliques où ses collègues de bureau le surnommaient affectueusement « le boche », car l'Allemagne et le Danemark, c'est kif-kif, non ? Ses distractions, outre arroser suffisamment ses fleurs pour ne pas qu'elles meurent, consistaient en la consommation de bière blonde en canettes et l'observation assidue de son écran de télévision, observation qu'il entrecoupait à intervalles réguliers de commentaires sur la stupidité des programmes et la multiplication envahissante des publicités.

Il arrivait à Gilbert Mundane de voter aux élections. Un observateur quelque peu cynique dirait que son allégeance politique dépendait du temps qu'il fait : ensoleillé, il votait socialiste ; couvert, il votait à droite ; orageux, il votait communiste ; pluvieux, il votait à l'extrême-droite (mais « uniquement pour protester, houlà ! »). Un observateur très cynique dirait également que par temps neigeux, il voterait sans doute au centre, mais cet observateur aurait tort : les jours de neige, Gilbert Mundane restait chez lui et ne votait pas, tout simplement. Après tout : "voter, bon, je veux bien, mais c'est pas un vote qui fait la différence, ah ça non. »

Gilbert Mundane aimait sa femme et ses enfants, presque autant qu'il aimait ses charentaises (« souvenir de nos vacances en Charente-Maritime, ah, c'était joli là-bas, hein maman ? »). Il aimait aussi son chien Chirac (nommé ainsi « pour une blague que m'a faite un copain, ho ho ho. »), qu'il lui arrivait même de caresser juste sous le col en l'appelant (« ho ho ho. ») Chichi. Le toutou s'en foutait éperdument, ayant grâce au Ciel perdu à peu près toute forme d'ouïe à mesure que l'âge l'emportait sur son métabolisme canin, et remarquant à peu près autant les caresses que le fonctionnaire moyen remarque la frustration qu'il provoque chez le client avec lequel il a affaire. Et puis, tant qu'on ne lui mettait pas un coup de pied au cul, c'était à peine s'il remarquait les humains qui l'entouraient.

Roberte Mundane, 45 ans, épouse de Gilbert et coupable avec lui de la mise au monde des deux adorables bambins que nous présenterons ci-après, était une femme réservée au point qu'on n'avait jamais même besoin de lui demander de fermer sa gueule. C'était une femme qui, de par son existence, contredisait le vieux dicton selon lequel on ne pouvait se fier aux apparences ; elle était en effet aussi plate d'esprit que de corps. C'était une femme dont la personnalité était à peu près aussi vide que l'avenir d'un doctorant en philosophie, et tout aussi inintéressante que le curriculum de ce dernier. Roberte n'avait ainsi jamais eu de véritable hobby, ni vraiment de passion, ni réellement de métier durant toute sa vie.

Son activité favorite -non, disons plutôt l'activité qui revenait le plus souvent sur son emploi du temps- était de nettoyer les pièces de la maison qu'elle avait déjà nettoyé hier. Et puis les objets que contenaient cette pièce. Lorsque le désœuvrement l'envahissait de trop, il lui arrivait, dans un moment d'égarement sans doute, de boire jusqu'à un verre de vin blanc par semaine. Certes, elle le faisait cuire auparavant pour éliminer la majeure partie de l'alcool et le diluait dans trois-quarts d'eau afin de se débarrasser du goût, de crainte qu'elle ne sombra plus avant dans l'alcoolisme, mais tout de même.

La cuisine de madame Mundane était à l'image de la maîtresse de maison : terne et sans surprise. Les épices et l'exotisme étaient des concepts aussi étrangers à Roberte que l'astrophysique l'est à l'acarien, ou que l'autocritique l'est au politicien. Si certains ont le talent de faire surgir des goûts insoupçonnés dans des ingrédients ordinaires, Roberte avait elle le don de rendre saumâtre et fade même le plat le plus appétissant sur le papier.

Edmond fut le premier enfant à naître des époux Mundane. Dès lors qu'il entra dans l'adolescence, il s'empressa de considérer cette naissance comme l'équivalent de l'un des plus terrifiants accidents biologiques depuis l'extinction des dinosaures, ou du pire coup de pute jamais réalisé par les dieux. En effet, pour Edmond, seize ans, l'âge idiot était arrivé, cet âge où il semble neurologiquement impossible à un garçon de ne pas vomir le moindre mot émit par ses parents, cet âge où le monde n'a plus d'autres couleurs que les teintes de gris béton et de brun merde de chien, cet âge enfin où la voix de celui qui sera bientôt un homme -à supposer que le tueur pédophobe local n'y vit pas d'inconvénient- donne l'impression à son entourage que quelqu'un grince des dents contre un tableau noir tout près de leurs oreilles.

Comme déterminé à aggraver son cas, Edmond décida, Dieu lui-même ignore comment ou pourquoi, qu'il possédait un talent pour la poésie. C'est ainsi que du soir au matin, du matin au soir, jusque pendant les cours, les repas et les pauses pipi, l'adolescent gribouillait des cahiers entiers de sa prose dégoulinante de déprime morose. Ses sujets de prédilections étaient, dans cet ordre d'importance : son malheur, son blues, son désespoir de vivre et la fatalité de la vie. Qui plus est, un critique littéraire qui aurait par extraordinaire étudié ses œuvres aurait découvert que l'essentiel de son talent provenait du dictionnaire de synonymes intégré à Word. Ce même critique aurait également regretté qu'Edmond n'ait point aussi employé le correcteur orthographique du même logiciel. Le niveau moyen de ces créations atteignait précisément ce degré de nullité où ils ne pouvaient même pas être appréciés au second degré, mais sans toutefois être si nuls qu'ils en deviennent exceptionnels, à la façon d'un film d'Ed Wood. Ses poésies étaient simplement d'une nullité ordinaire. 

Ne trouvant dans son entourage de lycéen aucune personne suffisamment peu versée dans la littérature pour apprécier ses poèmes, Edmond se tourna naturellement vers les réseaux sociaux. Là, il consacra le temps qu'il n'investissait pas dans la rédaction de ses colombins à leur mise en ligne afin que le monde soit témoin de son talent comparé au reste de sa génération qui baignait dans l'illettrisme -il commettait toujours au moins deux fautes lorsqu'il écrivait ce mot. Puisque personne ne semblait vouloir le faire, il rédigeait lui-même les commentaires et critiques de ses propres poèmes.

Le tableau familial s'achevait avec le dernier des deux fils, Édouard, qui de tous les Mundane était le plus proche d'avoir un trait qui pourrait être vaguement considéré comme intéressant. Ou du moins particulier. L'enfant n'avait pas deux ans que déjà son comportement suscitait une curiosité quelque peu alarmée de ses parents. Ainsi, il lui arrivait entre autres bizarreries de manger des morceaux de tapisserie qu'il arrachait aux murs, de s'enfoncer sa fourchette en plastique dans les fesses et de cracher dans son biberon pour le boire ensuite, ce qui laissait les parents Mundane circonspects. Plus ou moins inquiets, ceux-ci s'en allèrent montrer le marmot à tous les pédiatres, pédopsychiatres et gynécologues de la région. Ils découvrirent très vite, ébahis, qu'un gynécologue n'a en fait absolument rien à voir avec les maladies infantiles (« ah ben on se couchera moins bêtes, ho ho ho. »). Quant à Édouard, on lui fit passer toute une série de tests. Les résultats étaient clairs : le dernier des Mundane, loin d'être autiste ou trisomique, était simplement un peu con. Ça n'était pas du ressort de la médecine, et ça n'avait rien d'exceptionnel. Rien du tout.

Les parents Mundane acceptèrent la nouvelle avec un haussement d'épaules et le gosse continua sa vie de petit con jusqu'à entrer dans sa quatorzième année, date à laquelle il devint officiellement un con de taille moyenne. Ce fut également à cette période approximative que le mot « con » perdit finalement de son attrait pour Édouard, sans doute parce qu'il l'avait utilisé à toutes les sauces dans toutes ses conversations depuis que son père le lui avait involontairement appris cinq ans plus tôt. Il décida donc fort logiquement de passer au mot « bite », ce qui cadrait tellement bien avec le moment de l'éveil de ses hormones qu'on eu peut soupçonner quelque malice de sa part s'il eut été quelqu'un d'autre.  

Les distractions d'Édouard incluaient mettre de la purée ou de la pâte à modeler dans les oreilles du chien, aidé du fait que celui-ci s'en tamponnait l'entendement en raison de la surdité sus-mentionnée, manger du papier -avec une préférence pour les feuilles à grands carreaux- et produire ce qu'il considérait comme être de la musique avec ses gencives.

Tout ce petit monde s'apprêtait donc à passer le réveillon de Noël en famille, une soirée qui était traditionnellement réduite à un dîner devant la télévision, suivie d'une bûche à la génoise que, grâce en soit rendue aux dieux, Roberte achetait au rayon surgelé plutôt que de la faire elle-même. Ensuite de quoi la famille retournait vaquer à ses occupations, ou à l'absence d'icelles.

Cette année-là, Gilbert avait poussé le luxe jusqu'à acquérir un sapin de Noël, d'une taille de trente centimètres, qu'il avait posé sur le poste de TV et auquel il avait ajouté une guirlande électrique dont la lumière rougeâtre crue et clignotante n'était pas sans rappeler le néon de l'enseigne d'un sex shop. Quelques branches de l'arbre avaient également été décorées d'anneaux d'ouverture de canettes de bière par le fils cadet. Ce machin vert, rouge et gris argenté, trônant devant les rideaux roses et la tapisserie beige du salon, avait en plus l'avantage de niquer les yeux de toute personne tentant de regarder la télévision tranquillement. Gilbert, qui en était pourtant le plus incommodé, refusa cependant de le déplacer, à la fois parce qu'il n'y avait nulle autre endroit ou le mettre et par fainéantise (« bof, de toutes façons, y'a rien à la télé ces temps-ci, ho ho ho. »).

Ce jour du 24 décembre, Gilbert avait accepté de rester quelques heures supplémentaires au bureau afin d'apporter quelques corrections très importantes au bilan annuel de son entreprise (« « comptabilité » ça prend toujours deux « l », ah bah heureusement que je suis là quand même, hein ? Ho ho ho. »). Sa famille avait accepté de retarder l'heure du dîner, car c'était Noël et parce que de toutes façons une dinde dégueulasse et des pommes de terres mal cuites ne seraient pas moins immondes si on les consommait à vingt heures plutôt à qu'à dix-sept heures.

Gilbert Mundane arriva donc sur les coups de 20 heures et 42 minutes (« ho là là, la circulation en ce moment, vous le croiriez pas, ho ho ho. ») et trouva ses deux adolescents effondrés sur le canapé avec cet air joyeux qu'on affiche volontiers devant les pages de publicité, et sa femme dans la cuisine à observer le four comme s'il s'y trouvait quelque révélation divine. Gilbert partit d'un « joyeux Noël tout le monde ! » en échange duquel il reçut un « hum », un « bof » et un « ta gueule, on regarde Sabatier. ».

On passa rapidement à table. La famille se jeta sur les plats de telle façon qu'un observateur indépendant aurait cru en voyant les Mundane qu'ils tenaient à s'assurer que la dinde était bien morte en la déchirant en multiples morceaux avec rage avant de l'enfoncer dans leurs gosiers respectifs avec un bref mâchouillage. On aurait crû à un documentaire animalier, ceux où l'on voit de grands félins se jeter sur des herbivores pour les réduire en lanières de chair, à ceci près qu'ici les animaux étaient bipèdes, plus graisseux que gracieux et que le chef de meute portait un bonnet de fête en carton rouge fluo.

La bûche connut le même sort sitôt que les Mundane eurent roté les derniers abats du volatile. Lorsqu'il n'en resta plus que les figurines en plastique, Gilbert, d'un geste de la main plein de mansuétude et de tâches de chocolat, autorisa ses enfants à disparaître de sa vue. Il se leva à son tour, si brusquement qu'il en renversa son verre de gros rouge, heureusement -et naturellement- vide. Posant une palluche attendrie, dans laquelle se trouvait encore un reste de pomme de terre, sur l'épaule de son épouse, il lui tint à peu près ce langage :
« C'était pas mal, maman. Hurps. » ajouta-t-il en hoquetant et éructant simultanément.
L'intéressée renifla pour toute réponse.

La soirée se passa plus vite encore que le souper. Il y eut des rires, des chants, des larmes, des souvenirs nostalgiques des Noëls passés et nombre de démonstrations de bons sentiments. Dans les émissions télévisées qu'ils regardèrent, cela va sans dire. En ce qui concerne la famille elle-même, ils filèrent dans leurs chambres respectives sitôt l'inévitable diffusion annuelle de Le père Noël est une ordure terminée.

Personne ne souhaitant réveillonner, tout le monde s'enferma dans sa chambre, ferma les volets, monta le chauffage et alla se coucher (à l'exception d'Edmond, qui décida de consacrer son temps libre à la rédaction d'un poème fustigeant Noël comme n'étant qu'une fête inventée par Coca-Cola pour augmenter son chiffre d'affaires, ainsi que les hordes de moutons qui, n'étant pas Edmond, se laissaient avoir chaque année ; une opinion des plus originales à n'en pas douter). Gilbert enfila son pyjama et se mit au lit en faisait la liste de tout ce qu'il allait pouvoir faire le lendemain : rester assis sur le canapé à roupiller, se lever pour aller chercher une bière au frigo, puis s'asseoir sur le fauteuil à côté du canapé pour roupiller.

Il était plus de dix heures du matin quand il se réveilla. Pris d'une pulsion qu'il n'avait pratiquement plus qu'une fois par année bissextile à son âge, il se tourna vers sa femme et lui secoua l'épaule.
« Hé, maman, ça te dit ? » gloussa-t-il avec toute la finesse dont il est était incapable.
Roberte ne produisit pas un son, et ne bougea pas non plus d'un pouce.

Gilbert s'avisa qu'elle faisait semblant de dormir pour ne pas avoir à répondre, et que ça devait vouloir dire qu'elle n'était pas intéressée. Il se leva et se mit en devoir d'occuper ses pensées avec autre chose que son érection. Il se dirigea vers la salle de bains en sifflant et poussa la porte. Edmond était déjà à l'intérieur, la tête plongée dans la cuvette des toilettes, les bras ballants. Cette vision déclencha un rire gras chez Gilbert qui se flatta de mieux tenir l'alcool que son rejeton intellectuellement amoindri. Il souleva le corps du môme, lui essuya le visage avec la balayette des W.C., puis le lâcha sur le tapis près de la douche.

Une fois le lavage de sa masse corporelle  terminé, Gilbert descendit dans la salle à manger pour déguster sa première bière du matin. Ainsi qu'il aimait le dire à qui voulait bien l'entendre, cet-à-dire uniquement à son chien : « Bière à jeun, bière très bien. » (à se demander de qui Edmond tenait son don pour la poésie). En pénétrant dans la salle, il trouva, effondré sur la table basse, son autre fils Edmond. Gilbert fut surpris de ce tableau. Edmond, de ce que son père savait de lui, n'était pas du genre à boire, encore moins à se livrer à quelque acrobatie que ce soit impliquant une table basse. Le père de famille en déduisit qu'il se passait quelque chose de pas tout à fait normal.

Il prit son fils par les épaules et le secoua comme un prunier en prononçant son nom. Aucun résultat. Il lui souleva la tête, puis la laissa tomber. Pas de réaction. Gilbert sortit alors son paquet de cigarettes et lui en colla une dans chaque narine, puis dans chaque oreille, avant de glousser comme un gosse de maternelle qui vient de découvrir que la nature l'a pourvu d'une zigounette. S'arrêtant brusquement de rire, il comprit finalement que ce qu'il se passait, non content de ne pas être tout à fait normal, était même plutôt anormal.

Paniqué, il prit son téléphone et composa le numéro de l'hôpital le plus proche. Une réceptionniste de toute évidence encore beurrée lui répondit :
« Mwallo, hôpital de Couïc-la-Vieille, que puis-je pour vous ?
- Faut m'aider, beugla Gilbert. Y'a ma femme, mon fils et le débile qui bougent plus. Ils sont malades ou un truc du genre !
- Mmmmh. Vous avez pris leur pouls ?
- Ah non, j'ai rien pris du tout, vous m'avez pris pour qui ? Et puis d'abord mon fils est très propre, je vous ferais dire !
- Non, monsieur, je veux dire : avez-vous vérifié les battements de leur cœur ?
- Ah ! Ah ben non, attendez.
Gilbert s'approcha d'Edmond en tendant le cable téléphonique au maximum, puis plaqua la main sur sa poitrine, au niveau du poumon droit.
- Ah ben ! éructa-t-il. Ah ben, je crois bien qu'il en a pas !
- Mmmmh. Pouvez-vous vérifier s'ils respirent, je vous prie ?
Le père colla son oreille contre le nez et la bouche du fiston.
- Ah ben on dirait bien que non ! Ils respirent pas, ils poulsent pas ! Ca doit être un peu grave ce qu'ils ont comme maladie !
- Mmmmh. C'est un peu comme s'ils étaient morts, en fait ?
- Oui, exactement comme s'ils... Ah ben j'suis con, s'exclama-t-il en pouffant alors que venait de jaillir dans son esprit un éclair de génie qui en aurait fait pâlir d'envie Archimède et sa baignoire. Ils sont pas malades en fait, ils sont morts. Excusez du dérangement, bonne soirée et joyeux Noël. »

Gilbert raccrocha au nez de la réceptionniste qui s'apprêtait à lui expliquer qu'elle allait quand même envoyer une ambulance sur les lieux. Il se mit une gifle sur le front. Était-il bête ! Sa femme ne le boudait pas, son fils n'était pas malade et l'autre n'était pas ivre. Ils étaient morts ! Gilbert s'avisa qu'en y réfléchissant, c'était même plutôt évident.

Sourcillant quelque peu, Gilbert se demanda ce qui avait bien pu se passer. N'ayant pas spécialement envie de se creuser la cervelle le jour de Noël, il conclut que ce devait être la cuisine de sa femme. Ah ça ! se dit-il. Pour que la dinde ait un goût de viande blanche, faut qu'elle soit mal cuite ! Ce n'est que lorsqu'il jeta un œil à son sapin qu'il fut forcé de constater que son hypothèse initiale était, pour parler par euphémisme, complètement à côté de la plaque.

Le sapin de Noël, en effet, était n'était plus qu'une motte de plastique noire fondue. Un rideau tout entier et une partie de la tapisserie avaient également disparu. La guirlande, de toute évidence, avait eu un court-jus, provoquant un départ de feu qui s'était rapidement étendu. Les fumées émises par le plastique brûlé et les matériaux bon marché en avaient ensuite profité pour aller se balader un peu partout dans la maison et en occire les occupants.

Oui mais alors, comment expliquer que Gilbert Mundane ait survécu, alors que même sa femme, qui dormait à ses côtés, avait été refroidie ? La véritable raison, Gilbert ne la connut jamais. Peut-être n'y en avait-il tout bonnement pas. Peut-être, tout simplement, était-ce que Gilbert Mundane était un homme si inintéressant que la Mort elle-même n'avait pas fait attention à lui.
« Ah ben y'a des jours où on ferait mieux pas se lever, hein ! » mugit-il en guise d'ultime trait d'esprit avant de retourner se coucher.

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Ainsi ce conclut cette belle histoire pleine de poésie et de bons sentiments. Bonnes fêtes de fin d'année à tous. Prochain article le 6 janvier 2014.

16 décembre 2013

Moi, mon pire ennemi - partie 2

C'est l'heure de la suite de ma nouvelle ! T'es content, hein ?

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Partie 2 : Moi contre moi et Godzilla


Cette situation aussi embarrassante qu'inexplicable durait déjà près d'un mois lorsque je me décidai enfin à faire quelque chose. Seul, car mon autre moi semblait se moquer complètement de l'absurdité totale de vivre avec moi, alors qu'il était censé être moi. Ou l'inverse. Merde.

J'invitai un beau jour mon médecin dans mon appartement en prétextant une visite à domicile. J'avais du lui faire croire que je m'étais cassé une cheville pour qu'il accepte. Il s'appelait Ernest Edmond Grolleau, et je savais d'expérience qu'il y avait peu de choses qu'il détestait davantage que ceux qui faisaient des calembours sur son nom, chose qui nous rapprochait. Il était âgé de quarante-neuf ans et était normalement en pleine forme, ce qui ne l'empêcha pas de manquer de faire une attaque en découvrant la véritable raison pour laquelle j'avais besoin de lui.

Je ne saurais pas trop expliquer quel raisonnement m'avait amené à appeler un médecin pour résoudre le problème qui était le mien. J'imagine qu'il fallait bien commencer par consulter quelqu'un, n'importe qui, à ce sujet, vu que j'étais moi-même complètement dépassé. Et autant que ce fut un médecin, quitte à ce que celui-ci me redirige vers un spécialiste (j'espérais seulement que ledit spécialiste ne s'avérerait pas être un psychiatre, parce qu'il n'aurait plus manqué que ça).

Le docteur Grolleau me serra la main, puis avisa l'autre moi. Après un instant de flottement, le docteur Grolleau me dit :
"J'ignorais que vous aviez un frère, monsieur Innocent.
- Ouais, moi aussi, répliqua mon imbécile d'alter ego à ma place. C'était pénible au début, mais on s'habitue vite, en fait.
Le médecin le considéra pendant un instant. J'expliquai alors :
- Je n'ai pas de frère. C'est mon... enfin... c'est... Enfin, c'est la raison pour laquelle je vous ai fait venir.
- Je ne comprends pas, marmonna Grolleau.
- Oh, je sens que ça va être marrant, lança l'autre moi.
- Je ne comprends pas non plus, à vrai dire." dis-je en toute franchise.

Je lui fis néanmoins un récit circonstancié de l'apparition dans ma vie de moi-même, une histoire qui, je m'en rendis compte au moment de la répéter, comportait plein de trous scénaristiques, dus en grande partie à mon incompréhension de ce qui m'arrivait. Il fallut un quart d'heure au bon docteur pour se remettre de son émoi lorsqu'il comprit que j'étais tout ce qu'il y a de plus sérieux.

9 décembre 2013

Moi, mon pire ennemi - Partie 1

Lecteur, sans doute ne le sais-tu pas, mais ton prophète la Sainte Ironie, en dehors de ses moult occupations telles que la conquête du monde, les internements en milieu psychiatrique et le badminton, est également écrivain à ses heures perdues. C'est ainsi qu'un beau matin, il lui vint l'idée de la nouvelle ci-après, qu'il écrivit en deux heures montre en main. Pourquoi en deux heures ? Tout simplement parce que pourquoi pas ? N'ayant nulle part d'autre où la poster, et trouvant que ce serait ridicule de créer un blog spécialement pour ça, il a donc décidé de t'en faire profiter ici. T'es content, hein ?

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Partie 1 : C'est pas moi, c'est moi


Cela fait maintenant un mois que mon autre personnalité vit avec moi. Quand je dis « avec moi », je ne veux pas dire que j'ai un autre moi qui vit en moi, comme si j'avais un trouble de la personnalité ou un truc de ce genre. D'ailleurs, est-ce qu'on peut vraiment dire que c'est un autre moi ? Je veux dire, psychologiquement on... Bon, vous savez quoi ? Le mieux, c'est que je vous raconte tout ça depuis le début, sinon on va encore me prendre pour un maboul et ce serait dommage.

Ça a commencé un bon matin -disons un matin médiocre, au vu des circonstances- alors que je venais de me lever et que je me traînais vers la douche, baillant à m'en décrocher la mâchoire. La porte de la salle de bain était verrouillée. Déjà, à ce moment-là, j'aurais du me douter qu'il y avait quelque chose d'anormal, puisque je vis seul -célibataire depuis vingt-huit ans, en fait. Mais je suppose que j'étais mal réveillé. C'était un lundi matin, après tout. Je frappais à la porte.
"Ouais, ouais, juste une minute, fit une voix beaucoup trop familière.
- Qui est là ? m'écriai-je.
- Le pape. me répondit la voix. Je fais mes ablutions matinales."

Bien malgré moi, je pouffais de rire. C'était tout à fait mon genre d'humour : tellement nul que c'en était irrésistiblement marrant. Mon invité surprise libéra bientôt la salle d'eau. Au moment où il ouvrit la porte, je me sentis soudain parfaitement éveillé.

C'était comme me tenir devant un miroir, sauf que l'image projetée était bien là en chair et en os, qu'elle sentait le savon de Marseille et qu'elle me faisait signe de m'écarter avec impatience. Il dut me falloir une bonne minute pour reprendre le contrôle de mes fonctions motrices et faire un pas de côté. L'autre fila vers la cuisine et se prépara une omelette au bacon avec un bol de chocolat au lait et des tartines grillées. Mon petit déjeuner préféré, celui que mon cholestérol aimait tant. Mais ce n'était pas pour moi, évidemment.

Je laissais finalement tomber l'idée de me laver ce jour-là et allait m'asseoir à côté de lui sur le canapé de mon salon. Il regardait les Simpson à la télé. J'ignorais que ça passait à cette heure-là. Il portait mon peignoir bleu ciel.
"Mais qui tu es, bon sang ? lançai-je.
- Je suis Simon. Simon Innocent.
- C'est aussi mon nom, balbutiai-je.
- Je m'en doute." répliqua-t-il en me regardant comme si j'étais débile.