C'est de nouveau l'heure d'une petite histoire. Vous êtes contents, les enfants ?
[silence]
Eh ben tant pis pour vous.
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Les
deux joueurs se faisaient face autour de l'échiquier, assis sur un
banc public à la peinture écaillée. Le temps s'était couvert,
mais il faisait encore assez doux pour justifier une partie en plein
air. Le parc était désert, à l'exception d'une mère et de ses
deux enfants, et de l'occasionnel passage d'un balayeur ou d'un
gardien de la paix. Un petit vent froid se levait par moments.
L'un des deux joueurs
prit un pion noir et un blanc dans ses deux mains, les mélangea dans
son dos, puis présenta ses deux poings fermés à son adversaire.
Celui-ci sélectionna sans hésiter la main droite, et ne sourit ni
ne montra la moindre surprise lorsque l'autre dévoila un pion blanc.
"Bon. A toi l'honneur."
déclara l'autre joueur en lui tendant le pion.
Le joueur aux pièces
blanches ouvrit avec le pion D2 en D4 en réprimant un frisonnement.
Ses doigts tapotaient sur le bord de l'échiquier, traduisant une
certaine impatience. Son collègue répliqua en sortant son cavalier
G8 en H6. Il frissonna et desserra sa cravate rouge qui offrait un
contraste étrange avec son costume beige. Puis il fixa son
adversaire, la mine maussade.
"Ca ne t'arrive jamais
de te souvenir ? demanda-t-il après un moment.
L'autre resta silencieux
une courte seconde, puis avança le pion E2 en E4.
- De quoi ?" dit-il sans
lever les yeux du jeu.
L'homme en costume le
considéra en soupirant. Il s'attarda sur la mise décontractée de
son collègue : un vieux blue jean décoloré, des baskets
dont l'une des semelles commençait à bailler et un T-shirt noir
portant l'image d'un drapeau tibétain barré de la mention "Banned
in China" en rouge. Son
visage, vide de tout expression, oscillait doucement sur le même
tempo que le rythme battu par ses doigts. Ses cheveux, longs et
noirs, lui retombaient par occasions sur le front.
"Tu
sais bien, répondit l'homme en costume en bougeant son autre
cavalier noir. D'avant.
-
Non, répliqua l'autre avec un léger sourire, et c'est franchement
tant mieux."
Tandis
que l'homme en T-shirt avançait à son tour une pièce (un cavalier
auquel il fit sauter les rangs de ses propres pions blancs), son
collègue posa une main sur son menton, masquant la moitié de son
collier de barbe roux taillé avec minutie. Il avança sa main libre
au-dessus d'un de ses cavaliers et dit :
"Moi, ça m'arrive tout le temps.
-
Essaye les médocs, déclara l'autre, caustique.
-
J'ai des regrets, répliqua l'homme en costume beige avec un soupçon
de reproche dans le ton. C'est humain, non ?
-
Justement, dit son adversaire avec légèreté. Laisse ça aux
humains."
La
partie avançait plus rapidement, désormais. Un vent frais
commençait à se lever. Plus loin, la mère appela ses deux enfants
et leur fit signe de revenir vers elle. Ceux-ci ne parurent pas en
tenir compte et coururent jouer plus loin en riant. L'homme en
T-shirt sortit une barre chocolatée d'une de ses poches tout en
considérant son fou d'un air absent.
"Je
sais que le concept d'humanité t'est totalement étranger, mais...
commença l'homme aux cheveux roux.
-
Tout autant qu'il t'est étranger, coupa son collègue, devenu
soudain sérieux. Tout autant que le concept de "félinité"
doit être étranger à un chien, ajouta-t-il avec un sourire en
coin.
L'homme
en beige ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit. Il observa un
court moment de silence, puis reprit :
-
Dans le fond, tout ce que j'ai fait, c'est fuir comme un rat tandis
que le bateau sombrait.
- Tu
n'as pas fui, tu n'es pas un rat, et le bateau n'a jamais sombré,
répondit calmement son adversaire en ramenant ses longs cheveux
noirs derrière ses oreilles.
-
C'est toi qui le dis ! répliqua l'homme en costume en croisant les
bras.
-
Exact, c'est moi qui le dis. Et mon point de vue est nécessairement
biaisé. Tout comme le tien, en fait.
L'autre
poussa un soupir exaspéré. L'homme au t-shirt abandonna un instant
la partie de le regarda droit dans les yeux.
-
Écoute, dit-il, on va pas recommencer à débattre là-dessus. Tu as
pris la seule décision rationnelle. Là-haut, tu ne faisais jamais
que des conneries. Tu avais trois solutions : jouer les autocrates
omnipotents, et dans ce cas l'humanité deviendrait entièrement
dépendante de toi, continuer à glandouiller, et rester dans la
situation absurde où tu t'es fourré depuis va savoir combien de
temps, ou... lâcher l'éponge.
Il
conclut sa sentence en éliminant un fou noir avec sa tour blanche.
- Tu
as une façon de présenter les choses sous un jour tellement
simpliste !... lança l'homme en costume.
-
C'est bon, trancha son interlocuteur, tu sais comme moi que le nombre
de saloperies que t'as faites, volontairement ou non, se chiffre en
centaines, tandis que le nombre de trucs à peu près sympa que t'as
faits dans le même temps se compte sur les doigts d'un amputé. Pas
pour rien que j'ai frappé du poing sur la table.
-
J'ai fait des erreurs ! Et alors ? Au moins, moi, j'ai essayé !
-
Essayé quoi, tête de lard ? répliqua l'homme en t-shirt noir en
retournant à ses pièces. T'avais deux modes : dogmatisme ou
indifférence. Parfois les deux en même temps. Ajoute à ça le fait
qu'il a fallu attendre que le nombre de tes victimes atteigne
royalement la dizaine de millions pour que tu commences à te
remettre en question, et ça te fait un beau palmarès."
La
réplique fit mouche. Le barbu se prit le front à deux mains, les
coudes appuyés sur les cuisses. Après une longue hésitation,
l'homme aux cheveux bruns se pencha vers lui et reprit sur un ton
d'excuse :
"Damien... "
Le
barbu en costume beige sursauta, se rappelant qu'il s'agissait
désormais de son nom. C'était une idée de son collègue,
d'ailleurs. Une référence humoristique à un obscur film,
parait-il. Son collègue avait lui préféré se faire appeller
"Lucas", nom qu'il avait apparemment choisi au hasard.
"Damien, répéta l'autre. Excuse-moi. Je te considère pas comme
quelqu'un de mauvais. Le fait même que tu aies fini par changer
d'avis et accepter la réalité, ça prouve au moins que tu as bon
fond. Et que tu n'es pas aussi buté que ton ex-fan-club.
- Eux
! répondit Damien en reniflant d'un air maussade. Plus royalistes
que le roi, hein ?
-
Ouais, dit Lucas en pouffant. Je crois qu'on peut dire ça."
Une
petite pluie fine commença à tomber. Lucas poussa un juron en
regardant le ciel. Damien sortit rapidement un parapluie d'une petite
serviette qu'il cachait sous le banc.
"Bon, on oublie la partie, dit Lucas. On va se faire une toile ?
- Je
n'ai pas vraiment le moral à ça...
-
Allez... Oh, attends, j'ai une meilleure idée. Je vais t'offrir un
bouquin.
Damien
réfléchit un instant, puis se força à sourire.
-
D'accord. Tu veux que je note les emplacements de nos pièces pour la
prochaine partie ?
- Pas
la peine, t'étais "mat" en trois coups, répondit Lucas en
retrouvant son habituel ton léger, avant de courir se mettre à
l'abri tandis que la pluie redoublait."
Damien
déploya son parapluie tout en regardant avec stupéfaction
l'échiquier. Mat ? Son compagnon était-il sérieux ou
plaisantait-il encore ? Pourtant, son roi pouvait encore... Non, à
moins que la tour blanche... Mais là encore, son fou...
"Oh
! cria Lucas. Tu viens ?"
Quelques
instants plus tard, abrités au sec dans une librairie, les deux
compères déambulaient dans les rayons, s'arrêtant parfois pour
attraper un ouvrage et en parcourir rapidement la quatrième de
couverture.
"Bon, d'accord, fit soudain Damien. Comment est-ce que j'étais "mat"
?
-
Hein ? marmonna Lucas en relevant le nez d'une bande dessinée. Ah !
Confidentiel, ajouta-t-il avec un sourire en coin.
- Je
ne savais pas que tu étais aussi doué à ce jeu. En fait, je
croyais que tu n'y jouais que pour me faire plaisir.
-
C'est le cas, confirma Lucas. Enfin, j'y joue aussi parce que... eh
bien, j'apprécie l'ironie de la chose.
-
Quelle ironie ? Demanda Damien, interloqué.
-
Bah, tu sais, les noirs contre les blancs, le bien contre le mal,
tout ça... Et surtout, les rois.
-
Quoi, les rois ?
-
Penses-y comme ça. En gros, ils sont les pièces les plus
importantes, ils n'ont rien au-dessus d'eux... Et pourtant, ils sont
extrêmement limités dans leurs mouvements, et ne servent
globalement à rien durant la partie. Ça te rappelle rien ? Et pour
pousser la métaphore plus loin, j'ajoute qu'on sacrifie un paquet de
pièces pour les protéger.
- Je
crois que j'ai compris l'idée... répondit Damien, la mine sombre.
- Et
ce qui m'amuse le plus c'est que malgré ça, ils sont tout aussi
manipulés que les autres. Alors qu'ils sont censés être au-dessus
de tout.
Damien
s'arrêta, son visage figé dans une expression d'étonnement.
-
Est-ce que tu sous-entendrais par là qu'il y a quelque chose
au-dessus de nous ?
- Tu
penses que non ? se contenta de répondre Lucas.
-
Je sais que non,
corrigea Damien.
- Tu
es bien catégorique.
-
Évidemment que je suis catégorique ! rétorqua Damien avec
impatience. Je suis quand même bien placé pour le savoir !
-
Peut-être, mais si la... chose au-dessus de toi t'avais créé de
façon à ce que tu croies cela ? Hum ? Si ça se trouve, il y a
plein de créations parallèles, avec pour chacune un "toi"
et un "moi" parallèle...
- Et
qui serait au-dessus de tout ça, alors ?
- Un
dieu, j'imagine, et sûrement que lui aussi aurait un autre dieu
au-dessus de lui, et cætera, et cætera...
Le
ton de Lucas était tout aussi insouciant, mais Damien croyait
percevoir dans sa voix une nette touche d'amusement.
-
C'est ce que tu crois ? demanda Damien.
- Peu
importe. Pour en revenir à ce dont on parlait, tu as deux choix face
à tes regrets, comme tu les appelles. Soit tu continues de
t'enferrer dans un débat dont tu sais aussi bien que moi qu'il ne
débouchera jamais sur rien puisque tu ne pourras jamais savoir
que tu as raison ou non, soit, eh ben... Tu profites de ce que tu as,
quoi.
Damien
soupira et haussa les épaules.
- Il
va me falloir du temps pour d'adopter ta philosophie..." murmura-t-il.
Lucas
ne l'entendit pas. Son attention avait été reportée sur un CD de
musique dont il s'empara avant que Damien n'ait pu en lire le titre.
Lucas se dirigea ensuite vers la caisse, en faisant signe à son
camarade de l'attendre. Quelques minutes plus tard, tenant à la main
un paquet cadeau bleu entouré de fil rouge, il le tendit à Damien.
"Bon
anniversaire. C'est pas un livre, mais ça te plaira quand même."
Sans
attendre de remerciements, Lucas se dirigea vers la sortie de la
boutique.
Dévoré
de curiosité, Damien déchira le papier-cadeau. Une couverture noire
apparut. Le titre s'en détachait en lettres blanches :
Joan
Osborn – What if God was One of Us
Damien
ne put retenir un sourire.