9 décembre 2013

Moi, mon pire ennemi - Partie 1

Lecteur, sans doute ne le sais-tu pas, mais ton prophète la Sainte Ironie, en dehors de ses moult occupations telles que la conquête du monde, les internements en milieu psychiatrique et le badminton, est également écrivain à ses heures perdues. C'est ainsi qu'un beau matin, il lui vint l'idée de la nouvelle ci-après, qu'il écrivit en deux heures montre en main. Pourquoi en deux heures ? Tout simplement parce que pourquoi pas ? N'ayant nulle part d'autre où la poster, et trouvant que ce serait ridicule de créer un blog spécialement pour ça, il a donc décidé de t'en faire profiter ici. T'es content, hein ?

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Partie 1 : C'est pas moi, c'est moi


Cela fait maintenant un mois que mon autre personnalité vit avec moi. Quand je dis « avec moi », je ne veux pas dire que j'ai un autre moi qui vit en moi, comme si j'avais un trouble de la personnalité ou un truc de ce genre. D'ailleurs, est-ce qu'on peut vraiment dire que c'est un autre moi ? Je veux dire, psychologiquement on... Bon, vous savez quoi ? Le mieux, c'est que je vous raconte tout ça depuis le début, sinon on va encore me prendre pour un maboul et ce serait dommage.

Ça a commencé un bon matin -disons un matin médiocre, au vu des circonstances- alors que je venais de me lever et que je me traînais vers la douche, baillant à m'en décrocher la mâchoire. La porte de la salle de bain était verrouillée. Déjà, à ce moment-là, j'aurais du me douter qu'il y avait quelque chose d'anormal, puisque je vis seul -célibataire depuis vingt-huit ans, en fait. Mais je suppose que j'étais mal réveillé. C'était un lundi matin, après tout. Je frappais à la porte.
"Ouais, ouais, juste une minute, fit une voix beaucoup trop familière.
- Qui est là ? m'écriai-je.
- Le pape. me répondit la voix. Je fais mes ablutions matinales."

Bien malgré moi, je pouffais de rire. C'était tout à fait mon genre d'humour : tellement nul que c'en était irrésistiblement marrant. Mon invité surprise libéra bientôt la salle d'eau. Au moment où il ouvrit la porte, je me sentis soudain parfaitement éveillé.

C'était comme me tenir devant un miroir, sauf que l'image projetée était bien là en chair et en os, qu'elle sentait le savon de Marseille et qu'elle me faisait signe de m'écarter avec impatience. Il dut me falloir une bonne minute pour reprendre le contrôle de mes fonctions motrices et faire un pas de côté. L'autre fila vers la cuisine et se prépara une omelette au bacon avec un bol de chocolat au lait et des tartines grillées. Mon petit déjeuner préféré, celui que mon cholestérol aimait tant. Mais ce n'était pas pour moi, évidemment.

Je laissais finalement tomber l'idée de me laver ce jour-là et allait m'asseoir à côté de lui sur le canapé de mon salon. Il regardait les Simpson à la télé. J'ignorais que ça passait à cette heure-là. Il portait mon peignoir bleu ciel.
"Mais qui tu es, bon sang ? lançai-je.
- Je suis Simon. Simon Innocent.
- C'est aussi mon nom, balbutiai-je.
- Je m'en doute." répliqua-t-il en me regardant comme si j'étais débile.

Oui, Simon Innocent. C'est mon nom. Pas de moqueries, je vous prie. Ce n'est pas comme si je pouvais en changer si facilement. D'après la loi, on ne peut changer de nom sans passer par de longues procédures gonflantes que si ledit nom est tristement célèbre ou injurieux. Apparemment, l'argument « oui, mais tout le monde se fout de moi à la récré » n'est pas recevable devant une cour de justice. Bref...
"Mais... qu'est-ce que tu es ? Un clone ?
- Oui, bien sûr, soupira-t-il d'une voix lourde de sarcasme. T'as largement les moyens de t'offrir un clone, après tout. C'est pas comme si c'était illégal presque partout, en plus.
- Heu... Mais... C'est... C'est peut-être une organisation secrète qui... enfin... Pour me perturber, ou...
- Ah oui, c'est effectivement une excellente explication. Après tout, il y a des tas d'organisations secrètes à travers le monde qui en ont quoi que ce soit à foutre de ta vie, et qui ont des millions de dollars à gaspiller dans le seul but de te faire une blague idiote.
- Mais pourquoi tu te comportes comme un connard, comme ça ? me plaignis-je.
- Enfin, c'est évident, quand même ! Je suis toi, c'est pas si difficile à réaliser. Passe-moi la télécommande, Simon 2.
- Simon 2 ?
- Je vais pas t'appeler Simon tout court, il faut bien qu'on puisse nous distinguer.
- Mais... mais c'est toi le Simon 2 !
- Tiens, et qu'est-ce que t'en sais ? Comment tu peux savoir que c'est pas toi le clone et...
- Non, non, non, l'interrompis-je en me plaquant les mains contre les oreilles. Tu ne m'entraineras pas dans un débat philosophique idiot."

Je déteste la philosophie. Comme disait Coluche : « La philosophie, c'est comme les noirs, ça devrait pas exister ». Ah non... c'est le racisme, qu'il disait. Le racisme et les noirs. C'est pour ça que c'est drôle. Notre discussion tourna à la dispute, puis nous en vînmes aux mains. Il cassa notamment mon mug préféré. Les ecchymoses sur mon visage me forcèrent à admettre que je n'étais -enfin je veux dire- qu'il n'était pas une hallucination.

Bon gré mal gré, je dus finalement accepter sa présence -enfin, ma présence... enfin, peu importe- dans ma vie, ainsi que le fait qu'il n'y avait pour ainsi dire pas d'explication à celle-ci, ou en tous cas aucune que je ne puisse comprendre. Très vite, je me rendis compte que, si nous étions parfaitement identiques sur le plan physique -mêmes yeux, même nez, même tâche de naissance en forme de triangle sur la cuisse gauche-, pour ce qui était de la psychologie, tout nous opposait. Il avait une personnalité plus... comment dire ? Je m'étais toujours considéré comme quelqu'un de solitaire et de taciturne, mais aussi honnête, poli et bien élevé. Lui était cynique, moqueur, exubérant, bavard, quelquefois grossier... Même nos goûts musicaux différaient : j'étais un inconditionnel du rock des années 70 et 80, lui ne jurait que par le black metal et le heavy metal, qu'il n'écoutait de surcroît pas en sourdine. Il ne fallut pas très longtemps pour qu'il commence à me taper sur le système.

Voyez-vous, étant web designer en freelance, je travaille essentiellement à domicile. Aussi devais-je le supporter toute la journée... et parfois aussi toute une partie de la nuit, mon autre moi n'étant pas du genre à se coucher tôt. N'ayant rien à faire, il s'ennuyait profondément, ce qui ne lui plaisait pas du tout.

J'avais bien tenté de faire contre mauvaise fortune bon cœur en lui proposant de m'aider dans mon travail. Mais ça ne le tentait pas le moins du monde. Mon métier lui paraissait trop compliqué et trop peu attrayant. Selon ses propres dires : « Les ordinateurs, c'est comme les chiottes : je m'en sers, mais j'y passerais pas ma vie. »

C'était pour moi comme un blasphème. L'informatique était toute ma vie. Je l'avais étudiée dès que j'avais été en âge de comprendre dans quel sens se tenait une souris. J'y avais consacré tout mon temps libre pendant mon adolescence et avait obtenu mon diplôme d'ingénieur en systèmes informatiques avec les félicitations du jury. Que mon autre moi ne montrait pour cette technologie qu'un intérêt limité était... désarmant. Perturbant, même.

Excédé, je lui conseillai un beau jour d'aller mettre le nez dehors -l'expression que j'ai employée était plus exactement « aller se faire voir ailleurs »-, ne serait-ce que pour que je puisse travailler en paix. Ce qu'il fit avec joie et pour mon plus grand soulagement. Je lui donnais un peu d'argent histoire d'être sûr qu'il ne mourrait pas de faim. Il partit donc de bon matin et ne revint que le soir vers une heure, un large sourire sur le visage et un bon coup dans le nez.

Il avait bien occupé sa journée. Il était d'abord allé dans un café à l'autre bout de la ville, où il avait rencontré un groupe d'étudiants venus tuer le temps entre deux cours. Il avait vite sympathisé, et s'était fait inviter à une soirée. A midi, il alla déjeuner dans un restaurant trois étoiles où il dilapida presque tout ce que je lui avais prêté. Mon autre moi garda juste assez d'argent pour se payer un journal ainsi qu'un téléphone portable. Lisant la rubrique des offres d'emploi, son regard fut attiré par un poste vacant comme cadre commercial.
« Mais t'as aucune qualification ! » m'exclamai-je alors qu'il me racontait cela.

Il haussa les épaules avec indifférence et m'expliqua qu'il était ensuite allé dans un cyber-café et avait persuadé un employé de l'aider à taper un curriculum vitae qui pourrait plaire à son futur employeur. Ses qualifications, il les avait inventé de toutes pièces, naturellement, en cherchant des noms d'entreprises sur Internet.

Le type qui lui avait fait passer son entretien d'embauche avait été très emballé... jusqu'à ce qu'il décide d'appeler l'un des précédents employeurs fictifs de mon autre moi. Mon autre personnalité avait alors immédiatement avoué la supercherie, puis poursuivit l'entretien comme si de rien n'était, affirmant avec un culot monstrueux que s'il avait été capable de tromper son interlocuteur aussi aisément, il avait les capacités requises pour occuper le poste.
"Et tu penses vraiment qu'il va t'embaucher ? demandai-je, estomaqué.
- Aucune idée. C'est pas important. Au pire, il y a d'autres boulots que je pourrais faire. Tiens, j'ai lu qu'il y avait une offre pour un travail de formateur pour je sais plus quoi, ça avait l'air marrant. J'irais voir ça demain.
- Techniquement, on est déjà demain, dis-je.
- Ah bon. J'irais voir tout à l'heure alors."

Il s'allongea sur mon canapé et s'endormit rapidement. Je le regardais avec des yeux ronds, ne sachant quoi penser. Les jours suivants, mon autre moi passa l'essentiel de son temps dehors. Quand il rentrait, il avait toujours un tas de trucs à raconter. Mon autre moi commençait même à me considérer avec condescendance. Monsieur, lui, se faisait beaucoup d'amis. Monsieur aurait finalement trouvé un boulot -il ne m'avait pas dit lequel-, et ça payait bien. Monsieur était même populaire auprès des femmes, disait-il.

Quand j'y pense, c'était ironique : de nous deux, il était clairement celui qui avait le tempérament le plus violent, mais c'est moi qui avait des envies de meurtre. Enfin, pas sérieusement, bien sûr. C'aurait été bizarre, autrement. Et puis, vous imaginez si la police retrouvait son corps ? Qu'est-ce que j'aurais dit aux flics, moi ?
« Ah oui, le mort, c'est moi en fait. Sauf que moi, je suis vivant. Non, je ne comprends pas non plus. Sinon, la famille, ça va ? »

Fin de la première partie.

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Ça t'a plu, lecteur ? Si oui, alors ça tombe bien : la Sainte Ironie écrit déjà la suite et fin de cette histoire, sobrement intitulée "Moi contre Moi et Godzilla". Sinon, c'est entièrement de ta faute : tu n'as pas su capter la portée poético-philosophico-solipsiste de cette œuvre. Ou alors on n'a simplement pas les mêmes goûts. Mais je penche plutôt pour la première explication.

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