16 décembre 2013

Moi, mon pire ennemi - partie 2

C'est l'heure de la suite de ma nouvelle ! T'es content, hein ?

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Partie 2 : Moi contre moi et Godzilla


Cette situation aussi embarrassante qu'inexplicable durait déjà près d'un mois lorsque je me décidai enfin à faire quelque chose. Seul, car mon autre moi semblait se moquer complètement de l'absurdité totale de vivre avec moi, alors qu'il était censé être moi. Ou l'inverse. Merde.

J'invitai un beau jour mon médecin dans mon appartement en prétextant une visite à domicile. J'avais du lui faire croire que je m'étais cassé une cheville pour qu'il accepte. Il s'appelait Ernest Edmond Grolleau, et je savais d'expérience qu'il y avait peu de choses qu'il détestait davantage que ceux qui faisaient des calembours sur son nom, chose qui nous rapprochait. Il était âgé de quarante-neuf ans et était normalement en pleine forme, ce qui ne l'empêcha pas de manquer de faire une attaque en découvrant la véritable raison pour laquelle j'avais besoin de lui.

Je ne saurais pas trop expliquer quel raisonnement m'avait amené à appeler un médecin pour résoudre le problème qui était le mien. J'imagine qu'il fallait bien commencer par consulter quelqu'un, n'importe qui, à ce sujet, vu que j'étais moi-même complètement dépassé. Et autant que ce fut un médecin, quitte à ce que celui-ci me redirige vers un spécialiste (j'espérais seulement que ledit spécialiste ne s'avérerait pas être un psychiatre, parce qu'il n'aurait plus manqué que ça).

Le docteur Grolleau me serra la main, puis avisa l'autre moi. Après un instant de flottement, le docteur Grolleau me dit :
"J'ignorais que vous aviez un frère, monsieur Innocent.
- Ouais, moi aussi, répliqua mon imbécile d'alter ego à ma place. C'était pénible au début, mais on s'habitue vite, en fait.
Le médecin le considéra pendant un instant. J'expliquai alors :
- Je n'ai pas de frère. C'est mon... enfin... c'est... Enfin, c'est la raison pour laquelle je vous ai fait venir.
- Je ne comprends pas, marmonna Grolleau.
- Oh, je sens que ça va être marrant, lança l'autre moi.
- Je ne comprends pas non plus, à vrai dire." dis-je en toute franchise.

Je lui fis néanmoins un récit circonstancié de l'apparition dans ma vie de moi-même, une histoire qui, je m'en rendis compte au moment de la répéter, comportait plein de trous scénaristiques, dus en grande partie à mon incompréhension de ce qui m'arrivait. Il fallut un quart d'heure au bon docteur pour se remettre de son émoi lorsqu'il comprit que j'étais tout ce qu'il y a de plus sérieux.



Se laissant tomber dans un fauteuil à la suite de la quasi-attaque sus-mentionnée, Grolleau gratta son épaisse barbe et déclara qu'il allait commencer par faire un test génétique afin de s'assurer que j'étais vraiment moi. Enfin... non... enfin, vous avez compris, quoi. Il avait un ami dans un laboratoire génétique qui pouvait s'occuper de ça d'ici deux ou trois semaines. Grolleau nous colla donc chacun un morceau de plastique dans le bec afin de récolter un peu d'ADN.
"Et en attendant, qu'est-ce que je fais, moi ?" demandai-je.
Le brave médecin, qui avait décidé de profiter de ce qu'il était là pour nous examiner, moi et moi, réfléchit intensément. Après plusieurs hésitations, il déclara timidement, comme s'il était déjà convaincu de dire une connerie :
"Je ne devrais pas recommander ça, mais... Je connais quelqu'un qui pourrait peut-être -je dis bien peut-être- vous aider avec votre problème.
- Un confrère ?
- Hum... non, pas vraiment. C'est... Eh bien, c'est un shaman.
- Un quoi ? m'exclamai-je.
- Un quoi ? fit Moi Numéro 2 au même instant, un large sourire aux lèvres.
- Un... un shaman. Ou un prêtre vaudou, je ne sais plus.
- Bref, un marabout, dit mon autre moi-même, qui semblait trouver la situation de plus en plus amusante.
- Et il est doué ? demandai-je timidement.
- Doué ? pouffa le praticien. Non, c'est un charlatan.
Moi Numéro 2 se mit à rigoler très fort.
- C'est un ami à moi, en fait, expliqua le docteur Grolleau. Il était chercheur en psychologie cognitive, mais suite à une réduction de budget, il a été mis au rencart. Comme il a beaucoup travaillé sur la lecture à froid, il a décidé de devenir prêtre vaudou. Ou shaman. Hmmm. En tous cas, je ne pense pas qu'il croie vraiment avoir un pouvoir surnaturel. Il se contente de dire aux gens ce qu'ils veulent entendre. Vous comprenez, il a besoin d'argent et... eh bien, vous comprenez, quoi.
- Mais... pourquoi me le recommandez-vous, alors ? demandai-je.
- Pour être tout à fait honnête, admit-il en soupirant, je n'en sais rien moi-même."

L'entrevue se termina sur ces paroles pleines d'inspiration. Le bon docteur nous quitta après la traditionnelle poignée de main au cours de laquelle il me glissa la carte de visite du marabout. L'autre moi se contenta d'un grognement en guise d'au revoir, son attention s'étant déjà reportée sur la télévision.

Je regardai la carte et, prenant mon courage à deux mains, je décidai de ne rien décider de faire pour le moment. Pour incompréhensible et désagréable qu'elle était, ma situation n'exigeait pas le recours aux services de... enfin, de ce genre de personnage. J'étais déjà tombé dans un nombre d'escroqueries suffisant pour me faire rougir rien qu'en lisant le mot "médium" dans un roman ou un journal. Finalement, je rangeai la carte de visite dans un tiroir et l'oubliai. Une semaine passa avant que je n'y repense.

Mes relations avec moi se dégradèrent encore durant les jours qui suivirent la visite du docteur Grolleau. Moi et moi nous engueulions désormais sur tout, et surtout sur rien. Une fois, nous nous disputâmes parce que j'avais voulu envoyer une lettre en ayant collé le timbre en haut à gauche sur l'enveloppe et non en haut à droite (c'était pas de ma faute : c'était la toute première fois en cinq ans que j'envoyais du courrier ordinaire). Moi 2 se paya ma tête pendant cinq bonnes minutes, et je lui criai dessus pendant douze minutes de plus. Une autre fois, alors qu'il commandait des pizzas pour le repas du soir, j'eus le malheur de dire que seul un guignol mettrait une garniture sucrée sur une pizza. L'autre moi aimant manger les siennes avec de l'ananas, nous nous lançâmes dans un court match de lutte qui ne se termina que lorsque le livreur de pizza sonna à la porte.

Mais ce qui fit passer nos disputes du statut de "querelles entre amis qui ne s'aiment pas tant que ça en fait" à celui de "guerre ouverte que le conflit Israëlo-palestinien c'est le monde des Bisounours en comparaison" fut l'irruption dans nos vies de Godzilla. Enfin... non... je veux dire...

C'était un soir, il devait être vingt heures trente. Nous nous disputions cette fois au sujet du programme télé. Lui voulait voir je ne sais quel match de foot de je ne sais quelle équipe, moi, je voulais voir Godzilla -le film de 1998.
"Non mais tu déconnes... grogna Moi 2. Les films de kaiju, t'en as vu un, tu les as tous vus.
- Peut-être, mais moi j'aime ça, protestai-je. Je suis un grand fan de toute la franchise depuis tout petit.
- En plus c'est un film de Roland Emmerich ! Ha !
- Oui, bon ! C'est pas le meilleur film du monde, mais c'est pas important !
- Pas le meilleur film du monde ! ricana Moi 2. C'est une sombre merde, ouais ! Avec un scénario con comme les pierres et des personnages à l'avenant !
- C'est un film de kaiju, on lui demande pas d'être intelligent, non plus !
- Oh, je rêve, grogna Moi 2 de plus belle, pas encore cette excuse débile...
- Quoi ? Pour toi, tous les films doivent être du genre philosophie intello-branchouille ?
- Ouais, ouais, lança-t-il sarcastique, c'est exactement ce que je dis. Allez, casse-toi, le match va commencer.
Sentant le sang monter à mes oreilles, j'ouvris le tiroir où se trouvait la carte de visite du médium et hurlait :
- J'en ai marre ! Je n'en plus de te supporter tous les jours et toutes les nuits ! On va consulter ce type !
- Tu m'achèteras une glace après, si je suis bien sage ? lança-t-il, sardonique, sans bouger de son fauteuil, ni même lever les yeux de la télévision.

Me retenant de lui lancer une réplique cinglante -essentiellement parce que je n'en trouvai aucune sur le coup, ce qui fut d'autant plus irritant que j'en concoctai une excellente moins d'une heure plus tard-, je lus la carte pour la première fois. Je m'attendais à un torchon écrit en un français approximatif digne des plus beaux morceaux de Mégabambou, et je ne fus qu'à moitié déçu.

Professeur Kenji Gonzague BOUDOUKA
Médium spiritualiste - reconnu par la communauté de physique quantique internationale
Diplômé en physique des particules
Guérison de tous les maux - Nombreux témoignages
Résolution de tous problèmes par la sagesse de l'Univers et la bonté de la Nature
Ne vous laissez pas tromper par l'allopathie et découvrez un monde nouveau
Toutes cartes de crédit acceptées - chèques acceptés sur présentation d'une pièce d'identité
17 rue Jean-Pierre Norblin de La Gourdaine - 03 85 79 77 01

Le tout écrit en Comic sans MS sur fond rose clair et complété par des petits dessins façon ClipArt, le tout sorti d'une version de Microsoft Word qui devait dater d'avant la guerre d'Irak. Le web-designer en moi se retint de vomir. Je sortis mon téléphone portable et composai le numéro. Une voix semblable au bruit qu'émettrait probablement un chat écrasé par un 4x4 mélangé à celui d'un lave-linge rempli de caillasse me répondit.
"Cabinet du professeur Karamba, spécialiste reconnu mondialement, comment puis-je vous aider aujourd'hui ?
- Heum... Oui, bonjour, j'aimerais prendre rendez-vous, s'il-vous-plait.
- Quel type de services requérez-vous ?
- Heu...
Qu'est-ce que j'en savais, moi ?
- Un... heu... vous pouvez faire disparaître les entités nuisibles ?
- Moi aussi je t'aime, mon chou, lança Moi 2, goguenard.
- Oui, bien sûr, répondit la voix de félin aplati. La consultation classique coûte 75 €. J'ai une ouverture samedi prochain à 14h15.
- Très bien. Vous pensez que ça prendra combien de séances ?
- Je ne saurais vous le dire d'avance, cela dépend de beaucoup de choses. Du degré de dangerosité de l'entité, de sa volonté à rester sur le plan des vivants...
Bon, hé bien, dans ce cas, j'allais devoir libérer tous mes samedis pour les huit prochaines années...
- Dans ce cas, à samedi. Au revoir."
Je raccrochai. Dans ce genre de cas, j'avais tendance à dire "une bonne chose de faite", mais justement, j'étais loin d'être convaincu que c'était une bonne chose.

La semaine ne s'écoula pas assez vite à mon goût. Ne sachant plus comment me supporter, j'optais pour ne plus rien me dire ni ne plus rien faire avec Moi. J'en avais ras-le-bol de Moi, tout simplement. Quant à Moi 2, sa seule suggestion pour améliorer ma relation avec moi était de nous emmener voir un conseiller conjugal. L'idée me séduisit pendant quelques minutes avant que je ne me rende compte qu'il se foutait de moi.

Le samedi suivant, nous nous retrouvâmes dans l'arrière-cour d'un petit immeuble style HLM moche des années 60. Le... professeur Boudouka vivait dans un grand appartement au deuxième étage. Nous patientâmes dans une chambre reconvertie en salle d'attente. Moi 2 lisait un des magazines d'ésotérisme qui traînaient sur la table basse en osier, un petit sourire aux lèvres.
"Tu savais que le gouvernement espionne les gens en implantant des nano-récepteurs dans le lait Nestlé ? me demanda-t-il en se retenant d'exploser de rire.
- Hein ? Quoi ? fis-je.
- Tiens, ils font une réduction sur les élixirs de fleurs de Bach. Tu veux que je voies s'ils en ont pour guérir la stupidité chronique ? Ca pourrait t'aider.
- Ferme-la, le rembarrai-je.
Moi 2 m'obéit... pendant cinq secondes.
- On devrait pas être ici, ronchonna-t-il.
- Et pourquoi pas ?
- Mais parce que... Enfin, parce que c'est un charlatan, tiens !
- Tu as une meilleure idée ? On a pas passé un jour sans s'engueuler, cette semaine. D'ailleurs, t'étais pas sensé bosser, à un moment ou à un autre ?
- Non. J'ai pas de boulot.
- Et tous ces entretiens que tu as passé, alors ?
- Ratés. Tous.
- Comment tu t'y es pris ?
- Ils me gonflaient. Tous ces bureaucrates... C'était chiant. Une perte de temps. Après un moment, j'ai commencé à me foutre de la gueule du mec qui me faisait passer l'entretien. Ils ont pas aimé. Puis j'ai fait d'autres entretiens pour me foutre de la gueule d'autres employeurs. Histoire de me venger et de leur faire perdre leur temps à eux aussi.
- Tu as passé plus d'une vingtaine d'entretiens d'embauche juste pour te foutre de la gueule de quelqu'un ? dis-je, incrédule.
- T'as jamais eu envie de te foutre d'un bureaucrate ?
- Non !
- Vraiment ?
Je poussai un grommellement.
- Bon, si... un peu. Souvent. Mais je ne l'ai jamais fait et c'est pour ça que moi, j'ai un travail.
- Non, t'as un travail parce que tu bosses à ton compte.
- Et je bosses à mon compte parce que j'ai de l'expérience, rétorquai-je. Parce que j'ai travaillé en entreprise, parce que j'ai passé un entretien sans me payer la tête de mon futur employeur. Qu'est-ce qu'ils t'ont fait, de toutes façons, les bureaucrates ?
- Au début, rien. Mais ils portaient tous des cravates. Ca m'a énervé, au bout d'un moment. La cinquième c'était une femme. Et elle portait aussi une cravate. Je lui ai gueulé dessus.
- Quoi ? Mais pourquoi ?
- Elle portait une cravate ! Je supporte déjà pas ça chez les hommes... Oh, et puis le sixième ne connaissait pas Megadeath. Avec lui ça a été vite fait. Le septième a fait un calembour sur mon nom. Je lui ai collé une baffe.
Moi 2 poussa un "pffff" de dépit.
- A la limite, ça, je peux comprendre... marmonnai-je. Mais du coup, tu fais rien de tes journées... Tu vas même plus voir tes amis que tu t'es fait ?
- J'ai plus d'amis. J'ai fini par leur porter sur les nerfs. Ils aimaient pas mon caractère. Qu'ils aillent se faire foutre.

Je n'avais jamais vu moi dans un état pareil. Pour la première fois depuis son apparition, il avait l'air aussi mécontent que moi. Mais lui n'était pas mécontent que de la situation, mais bien de sa vie en général. Un sentiment qui m'était... enfin, que je ne... heu... bref.

L'apparence du professeur Boudouka me déçut quelque peu lorsqu'il apparut dans l'encadrure de la porte. J'espérais à moitié le voir débarquer vêtu dans la plus pure tendance New Age : toge aux couleurs pastel, multiples colliers pour le protéger des mauvaises ondes, cheveux longs et pilosité faciale pas entretenue. En réalité, il était habillé d'une façon parfaitement banale : pantalon beige, pull en laine vert et collier de barbe sans moustache -j'ai toujours trouvé ça très moche. Sa seule excentricité vestimentaire était une paire de baskets violettes avec des lacets noirs.
"Ha, monsieur Innocent ! s'exclama-t-il en me voyant, la mine réjouie.
- Vous... vous avez deviné mon nom ?
- Heu... non, répondit-il, quelque peu décontenancé. Non, bien sûr que non. Nous... Nous nous sommes vus en consultation il y a quelques temps. Vous ne vous souvenez plus ?
- Hein ?! m'écriai-je.
Je me tournais vers l'autre moi.
- Quoi ? fit-il en haussant les épaules.
- C'est toi qui est allé le voir ? m'enquis-je.
- Mais non ! Pourquoi je serais allé le voir, ce charlatan ?"

Pourquoi, en effet ? Voilà que les choses devenaient encore plus incompréhensibles ! Boudouka, qui ne cilla pas à l'insulte de Moi 2, nous invita dans son bureau et nous pria de nous asseoir. Il s'assit dans un fauteuil de cuir orange plus large que haut, les mains sur les genoux, et regarda alternativement moi et moi, l'air interdit. Puis, il ouvrit son agenda et tourna les pages.
"Oui... Voilà. C'était le 11 janvier, soit il y a un peu plus de six semaines.
Soit un peu plus d'un mois ! Qu'est-ce que c'était que ce foutoir ? Est-ce que tout ça n'avait vraiment aucun sens, ou est-ce qu'il en y avait bel et bien un mais que j'étais trop stupide pour le comprendre ?
- Et de quoi avez-vous... de quoi avons-nous discuté ?
- Si je me souviens bien, vous disiez que votre vie vous ennuyait, que vous vouliez du changement. Oui, oui, je crois même me rappeler que vous vouliez changer votre personnalité. "Être une autre personne", avez-vous dit.."
Je ne me souviens pas dans ma vie avoir été témoin d'un silence plus embarrassant que celui qui suivit cette déclaration. Je suis resté là, assis sur ma chaise, la bouche ouverte à gober les mouches, l'air parfaitement débile. Au bout de sept bonnes minutes -j'ai compté-, Moi 2 demanda :
"Et vous avez fait quoi ?
- J'ai fait mon travail.
- Mais encore ?
- Eh bien ! J'ai réalisé une incantation appropriée de façon à ce que votre frère jumeau devienne un autre homme.
- C'est pas mon frère jumeau, crétin de charlatan ! s'emporta Moi 2. Vous avez toujours pas compris ?
- Pas compris ? Je...
Et aussitôt ces paroles prononcées, il comprit.
- Ah ben merde alors ! s'exclama-t-il.
- Comme vous dites !" dis-je.
Le silence embarrassant fit son grand retour, sans que personne ne lui ait rien demandé. Ce fut finalement Moi 2 qui osa poser la question qui me préoccupait tous deux :
"Bon, c'était lequel d'entre nous deux qui était venu vous voir ?
La bouche du professeur s'ouvrit cinq fois sans qu'aucun son n'en sortit.
- Je ne sais pas... Je ne saurais dire...
- Ce n'est pas compliqué, pourtant ! m'écriai-je. Lequel d'entre nous est le vrai ? Vous devriez le savoir !
- Mais, je...! Hum, je ne suis pas sûr... Enfin... J'ai beaucoup de clients et...
- C'est moi, le vrai, déclara Moi 2. C'est évident, non ? J'ai du venir le voir parce que j'en avais marre de toujours être énervé, de toujours dire ce que je pensais et d'être toujours trop téméraire !
- N'importe quoi ! répliquai-je. C'est moi le vrai. J'ai du venir le voir parce que j'en avais assez de toujours être renfermé et asocial, de jamais avoir le cran de faire quoi que ce soit.
- Peut-être, hasarda Boukassa, que vous êtes deux incarnations de la même personne dans deux dimensions alternatives et que vous avez consulté la version alternative de moi dans vos dimensions et que j'ai...
- Ta gueule, charlatan ! criai-je tous les deux.
Le professeur devint rouge comme une brique, baissa la tête et marmonna dans sa barbe quelque chose qui ressemblait à "juste mon avis, y'a pas de quoi...".
- Pourquoi tu serais allé voir un shaman, ou je sais pas quoi ? m'enquis-je. Ca n'a aucun sens. C'est moi qui suis allé le voir !
- Peut-être que j'étais désespéré, tiens !
- Oh oui ! lançai-je, sarcastique. Ca me ress- ça te ressemble bien !

Bien entendu, il s'en est ensuivi une dispute dont je vous épargne les détails, sinon que je traitai mon autre moi de fils de pute, ce qui avec le recul n'était pas particulièrement réfléchi de ma part. Quand je fûmes enfin calmés, je demandai à Boukassa :
"Bon. Est-ce qu'il y a moyen d'annuler votre... truc, qu'on soit fixés une bonne fois pour toutes ?
- Je... Autant être parfaitement honnête avec vous, monsieur Innocent, je ne sais absolument pas ce que j'ai bien pu fabriquer, et je ne m'attendais pas le moins du monde à ce que ça fonctionne. Surtout pas ainsi. Je n'ai pas la moindre idée de ce qui s'est passé, encore moins de ce que je pourrais faire pour arranger ça... Vraiment, je suis navré..."
Moi 2 quitta la pièce en poussant un "Merde !" retentissant. Après avoir bafouillé quelques excuses au charlot pour le dérangement, je le suivis.

Nous nous retrouvâmes dehors, sous le soleil de l'après-midi. Moi 2 donna un grand coup de pied dans une poubelle et la renversa.
"Et on fait quoi, maintenant ? ragea-t-il. On va voir un exorciste ou on monte un spectacle au cirque ?
Je me retins de rire.
- Écoute, dis-je, en y réfléchissant... Peut-être que c'est pour le mieux, tout ça. Je veux dire, on est la même personne, mais différemment. Et on veut tout les deux changer qui nous sommes. Peut-être qu'ainsi, on peut s'entraider. Tu m'apprendrais à être moins introverti et plus courageux, je t'apprendrais à être plus patient et plus calme. Qu'est-ce que tu en dis ?
Il me regarda avec commisération pendant un bon moment.
- Non, c'est n'importe quoi. T'as fumé la moquette ? Tu t'es crû dans un film de Disney ou quoi ? Non mais sérieusement..."

Oui, c'est vrai que c'était n'importe quoi. Mais enfin, que pouvais-je suggérer de mieux ? J'existais maintenant en deux exemplaires sans raison particulière, et il n'y avait apparemment rien que moi ou moi ne puissions faire. Godzilla lui-même n'aurait pas trouvé la réponse, à moins que cette réponse n'implique de raser Tokyo. Et même alors...

Durant les jours qui suivirent, la situation se stabilisa avec moi. Je ne m'engueulais plus, ou en tous cas plus pour des choses stupides. Je ne consultai pas d'exorciste, ni ne me renseignai au sujet des cirques du coin, mais nous avons quand même été consulter un psychologue spécialisé dans les relations familiales. Nous reçûmes les résultats des tests ADN de mon médecin, qui confirma que nous étions bel et bien moi ("Sans blague ? Vous allez sans doute aussi nous apprendre que l'herbe est verte ?" déclarai-je, à moins que ce ne fut moi qui ai dit cela). Je crois que ce fut à partir de ce moment que nous décidâmes de nous faire passer pour des frères jumeaux ; pas des vrais, plutôt ceux comme dans les films qui ont l'air d'avoir un seul esprit pour deux. C'était plus facile à accepter pour les autres... et puis aussi un peu pour nous.

Quant à l'avenir, bof... Nous y pensons peu. Peut-être trouverons-nous finalement un sujet sur lequel nous entendre, un point commun qui nous rapprochera. Ce serait un début. J'ai déjà constaté que nous partagions un même dégoût pour les salsifis et les jeux télévisés. C'est un premier pas, non ?

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Voilà, c'est tout. Au passage, si le Godzilla d'Emmerich passe à la télé, ne le regardez pas. Il n'est vraiment pas bon du tout, en fait. En revanche, les salsifis c'est pas dégueu, servis en sauce.

1 commentaire:

  1. J'ai adoré cette nouvelle pleine d'humour, si on y regarde de près réellement nous sommes tous deux intérieurement.....dualité oblige.

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